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| - « Ubuntu », la belle histoire d’un anthropologue et d’une tribu africaine ? Méfiance !FAKE OFF•Un anthropologue a-t-il été frappé par la solidarité des « enfants d’une tribu africaine » auxquels il avait proposé un jeu ? On vous raconte l’histoire vraie du célèbre hoax « Ubuntu, je suis parce que nous sommes », toujours viral ces derniers jours sur Facebook
Léa Ménard
L'essentiel
- D’après des publications très virales sur les réseaux sociaux, un anthropologue aurait proposé un jeu à des enfants d’une tribu africaine.
- Le texte raconte que le chercheur aurait constaté à cette occasion un bel élan de solidarité de la part des bambins, qui n’auraient pas voulu qu’un seul gagnant soit désigné à la fin du jeu. Une morale pleine de bonnes intentions, certes, mais surtout un récit très peu sourcé.
- L’homme présent sur certaines des photographies n’est pas un scientifique, mais en réalité un photographe brésilien. Il n’a d’ailleurs pas réalisé l’expérience décrite ci-dessus avec les enfants.
- Nous sommes remontés aux origines de l’histoire, médiatisée pour la première fois en 2006 et bien enjolivée depuis.
Internet a ses classiques. Aujourd’hui, nous vous racontons l’histoire de l’un d’eux. Un hoax récurrent sur les réseaux sociaux, massivement reproduit depuis plusieurs années, et encore très viral au cours des derniers jours sur Facebook. A quelques mots près, l’histoire est généralement contée de cette manière :
« Un anthropologue a proposé un jeu aux enfants d’une tribu d’Afrique australe. Il a posé un panier plein de fruits sucrés près d’un arbre et a dit aux enfants que celui qui arriverait le premier gagnerait tous les fruits. Quand il leur a dit de courir, tous les enfants se sont élancés en même temps… en se donnant la main ! Puis ils se sont assis ensemble pour profiter de ces bons fruits. Lorsque l’anthropologue leur a demandé pourquoi ils avaient couru ainsi alors que l’un d’entre eux aurait pu avoir tous les fruits pour lui tout seul, ils ont répondu : "UBUNTU. Comment l’un d’entre nous peut-il être heureux si tous les autres sont tristes ?" UBUNTU dans la culture Xhosa d’Afrique australe signifie : "Je suis parce que nous sommes." »
Une histoire aussi belle qu’enjolivée au fil des années.
FAKE OFF
Certaines versions de cette publication virale précisent que cette histoire aurait été racontée pour la première fois par la journaliste et philosophe argentine Lia Diskin lors du Festival de la paix, à Florianopolis (sud du Brésil) en 2006. Contactée par 20 Minutes, Lia Diskin nous a répondu qu’elle nous raconterait « toute l’histoire ».
Elle nous explique avoir découvert l’anecdote à la lecture d’un ouvrage de Raimon Panikkar, auteur et philosophe catalan décédé en 2010. Dans O Espírito da política, paru en 1998 et rédigé en portugais, Panikkar mentionne une expérience qu’on lui a rapportée. Nous avons traduit en français l’extrait cité par Lia Diskin :
« Le cousin de l’un de mes étudiants, à l’époque où Kennedy avait créé une force de maintien de la paix pour envoyer de l’aide dans les zones surnommées "Tiers-Monde", effectuait une tâche d’enseignement dans un petit village d’Afrique. Pourtant, il ne voulait rien apprendre aux enfants. Il considérait ça comme un acte de colonialisme. La seule chose qu’il a accepté de faire, c’est de donner des cours de gymnastique. Un jour, il est arrivé devant les enfants avec une boîte de bonbons et je ne sais pas quoi d’autre. Tous les enfants l’ont attendu. Et le jeune américain leur a dit : "Regardez cet arbre-là, à cent ou deux cents mètres ; je compte "un, deux, trois" et vous commencerez à courir. Celui qui gagne aura le prix." Les sept ou huit garçons du village étaient nerveux. Il dit "un, deux, trois" et tous les garçons se sont tenu la main et ont couru ensemble : ils voulaient partager le prix. Leur bonheur était le bonheur de tous. Peut-être que ces garçons offrent un terreau pour cultiver de nouvelles bases de vie démocratique. »
De nombreux éléments déformés sur Internet
S’il est impossible de confirmer l’authenticité de l’anecdote consignée par Raimon Panikkar dans son ouvrage faute de détails précis, on peut en tout cas remarquer que de nombreux éléments ont été déformés au fil des ans sur les réseaux sociaux. Des photographies et des détails incorrects ont notamment été associés à ce récit.
Premièrement, le jeune américain est devenu un anthropologue ayant décidé de mener une expérience. Comme l’ont souligné Les Observateurs de France 24, l’homme présent sur la photo qui accompagne certaines des publications n’est pas anthropologue. Il s’agit en réalité d’un photographe brésilien, Alexandre Suplicy. La photographie est présente sur son site internet professionnel ainsi que sur ses réseaux sociaux.
Lors d’un voyage en Namibie – en Afrique australe –, le professionnel s’est rendu dans un village accompagné de sa compagne. Sur place, il a pris en photos plusieurs enfants. « Je prenais des photos et ils étaient très curieux de voir le résultat, donc je les ai montrées », a-t-il expliqué à France 24.
La « boîte de bonbons » mentionnée dans le texte original est devenue « un panier plein de fruits sucrés ». Une évolution sans doute motivée par la recherche d’une alimentation équilibrée pour les petits héros de cette histoire.
« Ubuntu », un concept philosophique
Le récit a aussi été étoffé avec des citations attribuées aux enfants, et notamment la référence au mot « ubuntu ». La signification de ce concept, qui vient de la langue Xhosa, est proche de celle mentionnée dans la publication virale. Selon l'autrice Mungi Ngomane, il se traduit par une « philosophie sud-africaine qui résume nos aspirations quant à un bien-être et à un bien-vivre ».
Mais Lia Diskin explique que c’est elle qui a fait l’analogie en associant le concept d’« ubuntu » à l’anecdote de son confrère philosophe, qui n’évoquait pas originellement cette notion dans son livre. « J’ai fait ce lien entre l’expérience observée par l’enseignant et le concept », détaille-t-elle. La philosophe estime que sa traduction pourrait être les phrases suivantes : « Je suis ce que je suis car nous sommes tous » ou « la conviction d’un lien de partage universel qui relie toute l’humanité ».
Un classique du hoax…
Au final, le hoax qui circule sur les réseaux sociaux est un cas d’école. Il rassemble un grand nombre de clichés, ici sur les peuples africains, ne mentionne aucune source, et contient une morale touchante et facile à comprendre.
Interrogée sur ce hoax par Rue89 en 2016 (déjà !), Emmanuelle Sibeud, professeure d’histoire contemporaine à Paris VIII spécialisée dans les « postcolonial studies » dénonçait un texte qui veut doter un peuple « d’une culture traditionnelle inaltérable et pacifiste ». Du « culturalisme au plus mauvais sens du terme », revenant à mythifier une population, en oubliant qu’elle est, « comme tout autre groupe humain, actrice de sa culture et non dominée par elle ».
Longue vie aux légendes urbaines
Interrogée par 20 Minutes sur les éléments ajoutés à cette histoire et à sa viralité, Lia Diskin se dit ravie. « J’ai adoré savoir que cet épisode fait le tour du monde ! » Pour la philosophe, il n’y a pas de « faux détails ». Il ne s’agit « que de nouvelles lectures, réinterprétations, mémoires créatives… Si vous vous attardez sur les mythologies ou sur la reconstruction de la communication orale dans différentes sociétés, vous trouverez différentes versions de faits allégués survenus soit dans l’histoire soit dans l’imaginaire d’une culture », argue-t-elle. Preuve que cette belle légende urbaine a encore de beaux jours devant elle… Sauf si vous avez lu cet article !
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